L’Espagne saccagée par ses dirigeants - Le chat de Felipe González
Tout récit a pour point de départ un lieu et un moment déterminés. La crise m’affecte
directement : nombre de mes amis espagnols sont en train d’en subir toute la
furie dévastatrice. Ils sentent que l’avenir est jalonné d’incertitudes et
voient, stupéfaits, la normalité d’un pays européen se disloquer jour après
jour, emportée dans la course folle d’un pouvoir à deux têtes, le Parti
populaire (PP) et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), incapables l’un
comme l’autre de fournir la moindre explication à ce qui a mal tourné hier, à ce
qui tourne mal aujourd’hui, et surtout à ce qui pourrait tourner plus mal encore demain.
On suppose que le rôle d’un gouvernement est de façonner le récit de la société, de
ses contradictions et de ses problèmes ; or un tel récit n’existe pas et n’a
jamais existé en Espagne. Et ce pour la bonne raison que, depuis la mort de
Franco et le début de la transition vers la démocratie (1), les responsables
politiques ont érigé la paresse intellectuelle en marque de fabrique. Jamais n’a
été pensé un modèle de fonctionnement viable pour le pays. Lorsqu’on relit,
comme je l’ai fait, les déclarations au Parlement ou les discours électoraux, on
y cherche en vain la moindre expression d’une idée pour la société espagnole.
Le seul homme d’Etat qui ait jamais entrepris un tel récit fut Manuel Azaña, le
dernier président de la République avant le coup d’Etat franquiste. Il n’y en
eut pas d’autre, parce que la grande carence de l’Espagne tient à l’inexistence
d’une bourgeoisie éclairée, qui découle elle-même de l’absence d’hommes
d’Etat.
La seule déclaration marquante, c’est la devise du dirigeant chinois Deng Xiaoping,
citée en son temps par Felipe González (2) : « Peu importe que le chat soit
blanc ou noir, du moment qu’il attrape les souris. » A partir de cette
métaphore, dont la signification a fini par s’imposer à toutes les situations
sociales, économiques, culturelles et politiques du pays, je vais tenter de
construire un récit qui permette de comprendre ce qui s’est passé, ce qui se
passe et pourquoi. En tant que citoyen européen, j’ai besoin d’un récit qui
rende intelligible notre présent de cauchemar et qui m’aide à trouver la
sortie, avant qu’il ne s’empare de moi, tel le portrait maudit de Dorian Gray.
par Luis Sepúlveda, août 2012
Il faisait froid à Madrid en cette matinée du 4 février 1988 ; mais la rudesse de
l’hiver se ressentait dans la rue, et non dans la salle confortablement chauffée
du Palais des congrès. A l’invitation de l’Association pour le progrès de la
direction (APD), un bon millier de chefs d’entreprise buvaient les paroles de
Carlos Solchaga, le ministre de l’économie et des finances du gouvernement
socialiste de Felipe González : « L’Espagne est le pays d’Europe et peut-être du
monde où l’on peut gagner le plus d’argent à court terme. Il n’y a pas que moi
qui le dis : c’est aussi ce qu’affirment les consultants et les analystes boursiers. »
L’ovation recueillie par le ministre fit grimper la
température à un niveau tropical. Le PSOE parlait clair et sans chichis :
l’Espagne était un pays où seuls les idiots ne devenaient pas riches — ou
négligeaient de se convaincre qu’ils l’étaient. Le fonctionnement de l’économie,
le principe de solidarité, la conception sociale-démocrate du bien-être, une
analyse de gauche des origines de la richesse : tout cela et tout le reste avait
été balayé sur la voie glorieuse qui devait conduire la société à ne plus se
reconnaître que dans la fortune et, de surcroît, dans une fortune « à court terme ».
Comment un pays cède-t-il aux sirènes de l’argent facile
? Les arguments avancés par les économistes pour expliquer la crise mondiale
éludent un fait essentiel : non seulement le système capitaliste a échoué dans
son ensemble, mais, dans le cas particulier de l’Espagne, cet échec a été
amplifié par la transition ratée d’une dictature nationale-catholique à un Etat
démocratique ayant pour seule obsession de tourner la page.
L’incorporation à la communauté des nations européennes a
rendu impossible ou inaudible toute discussion sur la nature du chantier
démocratique. L’expérience républicaine fut ignorée, sans que l’on s’inquiétât
du prix à payer pour l’absence de référents historiques, ni pour le désir
d’Occident qui nous jeta dans les bras de l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord (OTAN) à la fin de la guerre froide, ni, surtout, pour cette
malédiction culturelle appelée le « picaresque» (3). Le chat, quelle que fût sa
couleur, devait attraper les souris.
On peut rire au spectacle de la canaille se régalant du raisin volé au pauvre
aveugle, mais quand cette veine picaresque devient un principe de vie, ou pire,
de gouvernement, les conséquences sont là pour durer. Car nos ratés
d’aujourd’hui n’existent que pour nous rappeler ceux d’hier. Parmi ces ratés,
l’usage d’un vocabulaire perverti pour éloigner la réalité. Ce n’est pas un
hasard si le terrorisme d’Etat pratiqué contre ETA (4) dans les années 1980
reçut l’appellation de «politique antiterroriste », ni si le mot « crise » fut
remplacé par « baisse de la croissance », ni si le sauvetage d’une banque privée
par des fonds publics fut présenté comme un « prêt dans les meilleures
conditions ». Depuis le premier jour de la transition démocratique, l’euphémisme
s’était imposé comme un élément structurant du discours politique.
Trois ans avant la chute du mur de Berlin, l’effondrement
du socialisme prétendument réel dans les pays de l’Est et la proclamation du «
nouvel ordre mondial », l’Espagne adhérait à l’Union européenne, et le mot «
mondialisation » résonna dans un vacarme assourdissant, faisant taire toute
réflexion sur l’opportunité réelle ou sur la manière la plus sage d’intégrer le
pays dans la nouvelle économie mondialisée. Vautrés dans la certitude
d’appartenir par osmose à la minorité fortunée de l‘humanité, la classe
politique en général et les économistes dans leur immense majorité ne
réfléchirent pas une seconde aux conséquences d’une décision qui se trouve
pourtant à la racine de la crise actuelle.
Quand les économies les plus puissantes du monde
décidèrent que les nations moins développées devaient se transformer en marché
géant, à condition qu’elles s’ouvrent à la concurrence du premier monde, aucun
prophète du style de Carlos Solchaga ne cessa de croire et de marteler que les
conditions imposées aux pays du tiers-monde, pour injustes et ingrates qu’elles
fussent, impulseraient une dynamique irrésistible : les pauvres vendraient
davantage de marchandises aux riches et deviendraient plus compétitifs face à
leurs industries.
Ces pays connurent une croissance spectaculaire et furent baptisés « économies
émergentes ». Leur prospérité, qu’on aurait pu saluer comme une juste
réparation pour des siècles de pillage, eut pour effet de concentrer dans les
mains des élites la majeure partie des richesses créées, incitant les Etats à
faire prévaloir les « nécessités » économiques sur les considérations
politiques. Tout à leur souci de profit, les pays occidentaux n’hésitèrent pas
à sacrifier leurs propres industries nationales. Les délocalisations d’usines
et les chantages du type « Pas d’impôts ou je m’en vais » les incitèrent à
restreindre leur train de vie et à creuser les premières brèches dans
l’Etat-providence, en attendant son démantèlement complet.
Fallait-il s’étonner du comportement des nouveaux seigneurs ? Non. Le visage qu’arborait le
capitalisme n’avait rien de neuf. Longtemps avant que le mot « mondialisation »
n’entre dans le vocabulaire de l’économie et de la politique, son contenu avait
été parfaitement esquissé par le président d’une lointaine nation
sud-américaine, Salvador Allende (5), lors d’un discours prononcé devant
l’Assemblée générale des Nations unies, le 4 décembre 1972 : « Nous assistons à
un conflit frontal entre les grandes transnationales et les Etats. Ces derniers
se trouvent parasités dans leurs décisions essentielles, politiques, militaires,
économiques, par des organisations mondiales qui ne dépendent d’aucun Etat et ne
répondent de leurs actes devant aucun Parlement ni devant aucune institution
garante de l’intérêt collectif. En un mot, c’est toute la structure politique du
monde qui est en train d’être sapée. »
A cette époque déjà, le marché se comportait comme une dictature, et la politique,
ce vieil art du possible, prenait l’allure d’un test de compétences servant à
évaluer les meilleurs gestionnaires du marché. Tout cela, les politiques
espagnols l’ont sciemment ignoré. L’adage « Je méprise ce que j’ignore », si
caractéristique du pícaro, les a figés dans un immobilisme absolu devant les
premiers symptômes de la crise.
Pas un qui ne se délecte d’affirmer que le tourisme est la première (ou deuxième,
pour les plus placides) industrie du pays, pas un pour rappeler que la manne
touristique est sujette à des contingences extérieures à la volonté de ceux qui
la convoitent et qu’elle génère, outre la fortune du patronat hôtelier, un
complexe d’infériorité qui abîme la société tout entière. Ce n’est pas la même
chose d’habiter un pays en pointe dans l’innovation technologique ou un pays de
domestiques, de cuisiniers et de réceptionnistes.
L’adhésion de l’Espagne à l’Union européenne, aux côtés
de la Grèce et du Portugal, marqua non seulement la fin de l’autarcie ibérique,
mais aussi le commencement d’un arrosage intensif — les fameux fonds de cohésion
et d’aide au développement —qui draina plus d’argent que le plan Marshall n’en
avait réuni pour l’Europe de l’après-guerre. Pour la seule période 2007-2013,
l’Espagne a obtenu 3,25 milliards d’euros. Malgré le dogme « L’Espagne va bien
», prêché durant les huit années de règne de José María Aznar, et malgré le
décret de son successeur, José Luis Rodríguez Zapatero (6), selon lequel le pays
jouissait d’une économie plus prospère que l’Italie et d’une finance plus
performante que le reste du monde, l’Espagne n’a pas versé un seul centime pour
les dix pays de l’Est qui ont rejoint l’Union en 2004. Cette pingrerie aurait dû
suffire à mettre la puce à l’oreille de ses voisins européens. Si tel n’a pas
été le cas, c’est parce que les marchés avaient repéré en Espagne — comme ils
l’avaient fait précédemment aux Etats-Unis — une poule aux œufs d’or bien plus
prometteuse que l’incertaine modernisation du système productif : la
spéculation immobilière et l’octroi illimité de prêts hypothécaires.
Rares sont les hommes politiques, les économistes
espagnols ayant pris la mesure du fait que, durant les cinq années qui ont
précédé la chute de la banque Lehman Brothers, les économies émergentes comme la
Chine, le Brésil et l’Inde ont enregistré des pics de croissance phénoménaux.
Rares parce que la course à la compétitivité engagée par les quelques
entreprises espagnoles encore capables de tirer leur épingle du jeu mondial
importait peu au regard des gains à court terme promis par la bulle immobilière.
La corruption apparut dans la vie politique espagnole comme l’essence même du
picaresque : je te finance ta campagne électorale et tu m’accordes des permis de
construire sur les terrains de ta commune. Des épouvantails urbains se mirent à
pousser un peu partout, comme Seseña, la ville fantôme du désert de Tolède :
treize mille cinq cents appartements sans eau, ni gaz, ni infrastructures, sans
habitants non plus, à l’exception de quelques naufragés et des tourbillons de
sable. Les banques avaient fait grimper artificiellement le prix de cette verrue
immobilière avant de la céder à l’un des entrepreneurs les plus riches
d’Espagne, Francisco Hernando Contreras, dit « l’Egoutier » — un personnage
très picaresque, analphabète devenu milliardaire grâce à l’évacuation des excréments.
Des cités mortes comme Seseña, il s’en est construit aux quatre coins du pays. Il
est vrai que la construction crée des emplois. Dans une de ces déclarations
extravagantes dont il avait le secret, l’ancien chef du gouvernement Zapatero
assura qu’entre 2006 et 2008, l’Espagne avait créé plus d’emplois que la France,
l’Italie et l’Allemagne réunies — en omettant de préciser que les nouveaux
salariés espagnols étaient trois fois moins rémunérés que leurs homologues
français, italiens ou allemands. Le pays se portait merveilleusement.
La «marque Espagne» faisait la fierté de ses propriétaires.
Le modèle productiviste appliqué au secteur immobilier a corrompu non seulement la
vie politique, mais aussi la vie culturelle et sociale. Des centaines de
milliers de jeunes renoncèrent de bon cœur à leur droit à l’éducation, car la
grue et la brique leur ouvraient les bras. Pourquoi se fatiguer à faire six,
sept ou huit années d’études pour devenir ingénieur ou médecin, alors qu’il
suffit de trois mois de salaire pour obtenir un prêt hypothécaire remboursable
sur trente ou quarante ans qui vous garantira appartement, voiture, téléviseur
haute définition et téléphone portable dernier cri ? Jamais un pays ne connut
une désertion aussi massive et aussi rapide de ses universités. Jamais avec
autant d’allégresse un pays ne sacrifia son avenir à la promesse du «mettez-m’en deux».
La fièvre immobilière et la corruption afférente se concrétisèrent par des
aéroports grandioses où jamais un avion n’a atterri, par des lignes de train à
grande vitesse qu’aucun passager n’a empruntées, par des circuits de course
automobile où forniquent les lapins, par des maisons de la culture pharaoniques
qui servent de volières aux pigeons. Au milieu de tout cela, les banques
affichaient les bilans comptables les plus triomphaux de l’histoire. Le chat
attrapait les souris.
La prophétie du mage Solchaga avait pris forme, l’Espagne était bel et bien le
meilleur pays au monde pour gagner des millions du jour au lendemain, grâce à
une ressource naturelle intarissable dont la valeur ne cessait de croître : le
sol. Il paraît que la culture entrepreneuriale d’un pays se mesure à la
diversité de sa production. L’immobilier a fait mentir cet axiome, les petites
et moyennes entreprises se consacrant presque entièrement à faire tourner les
bétonnières.
Peut-être la meilleure preuve de l’infirmité
intellectuelle des dirigeants espagnols réside-t-elle dans leur incapacité à
comprendre que le récit d’une société doit suivre les règles dramaturgiques
aristotéliciennes, c’est-à-dire une progression en trois temps : d’abord
l’exposé, puis le climax, et enfin le dénouement. Entendre par là que le futur
n’est pas la répétition du présent. Ou, en termes économiques, que les cycles
ont nécessairement une fin. Dès le commencement du boom immobilier, les
dirigeants économiques et syndicaux se savaient assis sur un baril de poudre.
Mais, en dépit des mises en garde timides de la Gauche unie (7), personne n’a
voulu faire le premier pas. Le chat devait continuer à attraper les souris, même
si ces dernières n’étaient qu’un mirage.
Si le peuple doit changer de dirigeants quand ils ne valent rien, parfois les
dirigeants souhaitent changer de peuple quand celui-ci ne leur convient pas.
Cette remarque de Bertolt Brecht cerne assez bien l’état d’esprit du PSOE après
sa cuisante défaite électorale de l’année dernière. Durant leurs derniers mois
au pouvoir, les socialistes avaient fait face à la crise — dont ils avaient
d’abord nié l’existence, l’idéologie de marché certifiant le caractère
invulnérable de l’économie espagnole — en enterrant pour de bon toute velléité
de gouverner à gauche. On jugea superflu d’expliquer aux citoyens pourquoi les
banques ne prêtaient plus, pourquoi les petites et moyennes entreprises
faisaient faillite les unes après les autres, pourquoi le chômage gonflait jour
après jour. Les rares efforts consentis par le gouvernement Zapatero pour
sauver ce qui pouvait l’être se heurtaient aux tirs de barrage de la droite,
enferrée dans l’une des oppositions les plus irresponsables qui se soient
jamais vues dans un pays démocratique. De part et d’autre, on était néanmoins
d’accord sur un point : l’anxiété qui submergeait le peuple ne valait rien face
à la nécessité impérieuse de « rassurer les marchés », autrement dit, de
gratifier les banques d’une indigestion de fonds publics.
Une tragicomédie, voilà à quoi se résument les derniers mois de la mandature
socialiste. Tandis que le gouvernement réduisait les salaires et abreuvait les
banques, des opposants comme Cristóbal Montoro, l’actuel ministre des finances
et des administrations publiques, plastronnaient en public : laissons le pays
couler, c’est nous qui le relèverons. Au rang des sauveurs, Luis de Guindos :
président exécutif de Lehman Brothers pour l’Espagne et le Portugal de 2006 à
2008, il dissimula aux autorités ibériques les informations de première main
qu’il détenait sur les comptes truqués de la banque et sur les signes
annonciateurs de son effondrement. Il en fut récompensé trois ans plus tard par
le poste de ministre de l’économie et de la compétitivité dans le gouvernement
de Mariano Rajoy.
Ainsi, pendant que le gouvernement socialiste étranglait
les dépenses sociales au prétexte des« ajustements nécessaires » et des «
obligations imposées par Bruxelles », le nombre de chômeurs passait de deux
millions à trois, puis à quatre, puis à cinq aujourd’hui. Discrètement,
traîtreusement, on changea la Constitution pour imposer une règle d’or
budgétaire qui achèverait de transformer la crise économique en crise sociale :
une propagation accélérée de la pauvreté, sur un sol qui n’inspire plus guère
les promoteurs immobiliers.
Aux élections, l’absence d’un récit susceptible d’éclairer la tournure des
événements ne laissa qu’une question en suspens : souhaitons-nous être des
citoyens ou des consommateurs ? Une part importante de la société opta pour le
second terme de l’alternative, accordant une majorité écrasante à la droite.
Le chat pouvait continuer à attraper les souris. D’autant plus qu’un nouveau festin
s’offrait à sa voracité : la braderie de la dette publique. Les fonds déversés
sur les banques ne servirent pas, en effet, à irriguer les entreprises pour les
sauver de la faillite, ni à assouplir les crédits hypothécaires en vue d’éviter
l’expulsion des petits propriétaires incapables de les rembourser, mais à
acheter de la dette publique à un taux d’intérêt de 3 à 5 % : une spéculation
subventionnée par l’Etat. En somme, la crise financière a laissé la finance
indemne. Elle s’empiffre peut-être moins qu’auparavant, mais elle ne meurt pas
de faim, loin s’en faut.
En vertu des règles de l’Union européenne, il incombe aux Etats de garantir le
sérieux, la robustesse et la pérennité de leurs systèmes financiers. Cette
perversion permet aux spéculateurs de gagner à tous les coups : soit les
affaires marchent et ils monopolisent les profits, soit les affaires ne marchent
plus et c’est le contribuable qui leur tire les marrons du feu.
Les recettes fiscales s’épuisèrent quelques mois avant le départ du gouvernement
Zapatero. Comme le chat avait faim, la Banque centrale européenne (BCE) débloqua
des prêts à seulement 1 %, sans se soucier de la santé des banques auxquelles
ces crédits étaient destinés. Le chat pouvait s’engraisser de plus belle : avec
l’argent bon marché de la BCE, les banques raflèrent de la dette publique à un
taux d’intérêt fastueux de 5, puis 6, puis 7 %. Solchaga n’avait pas menti :
l’Espagne restait bel et bien le meilleur endroit au monde pour gagner un
maximum d’argent en un minimum de temps.
Au paradis des euphémismes, le dégoût face à la corruption s’appelle « désaffection
à l’égard de la politique ». Pendant que le pays sombrait dans le marécage du
chômage, les dirigeants des banques et des caisses d’épargne préparaient leur
retraite en s’octroyant des bonus mirobolants, sous l’œil placide de la mal
nommée «classe politique ». Une classe sociale se reconnaît au soin qu’elle met
à défendre ses propres intérêts ; or la classe politique espagnole sert avant
tout les intérêts des marchés. Il est vrai que les frontières entre les deux
mondes sont parfois poreuses. L’ancien chef de gouvernement José María Aznar,
devenu consultant de luxe, se partage désormais entre News Corp., l’empire de
Rupert Murdoch, et Endesa, la multinationale espagnole de l’électricité. Son
prédécesseur, Felipe González, s’est reconverti en conseiller du groupe Gas
Natural Fenosa. Mention spéciale à l’ancienne ministre socialiste Elena
Salgado, promue conseillère de Chilectra, la filiale chilienne d’Endesa,
celle-là même qui saccage l’environnement en Patagonie. Le chat ne se lasse pas
d’attraper les souris.
En Espagne, nous redoutons tous le lever du soleil, car chaque jour charrie son lot
de mauvaises nouvelles. A commencer par celle-ci, qui revient toujours : le
gouvernement gère le pays comme un syndic de copropriété. Avec ses manchettes de
velours noir qui rehaussent la blancheur immaculée de ses chemises, Mariano
Rajoy paraît s’être échappé d’une étude de notaires du XIXe siècle. Mais c’est
en homme de son temps que l’émissaire des marchés s’applique à accroître la
précarité des citoyens, vus comme des consommateurs en disgrâce. Chaque matin,
nous sommes réveillés par un nouveau coup de griffe : toujours le chat qui
attrape les souris, même lorsqu’elles ont forme humaine. Coupes dans
l’éducation, réductions des dépenses de santé, licenciements baptisés
« ajustements », silence de plomb devant les scandales de corruption, vols et
escroqueries en série…
Symptomatique de la cleptomanie régnante, l’affaire
Bankia, ou comment l’établissement bancaire réputé le plus solide du pays menace
à présent de faire dégringoler tout le système financier. Née en 2010 de la
fusion de sept caisses d’épargne régionales, Bankia avait lancé un message clair
: l’ardente obligation d’être «compétitif » imposait d’éliminer les derniers
vestiges de la fonction sociale attribuée autrefois aux caisses d’épargne. Les
premiers résultats s’annoncent prometteurs, surtout pour les détenteurs
d’actions. Mais, brusquement, le ballon se dégonfle. Bien qu’un épais mystère
entoure jusqu’à ce jour les causes de la crevaison, l’Etat s’empresse d’injecter
23,5 milliards d’euros dans les caisses percées de Bankia. C’est plus que le
budget national affecté aux infrastructures.
Tout le monde a en mémoire l’image du banquier ruiné se jetant dans le vide lors du
krach de 1929. Dans l’Espagne d’aujourd’hui, les responsables de catastrophes
financières connaissent un sort plus clément. Le patron de Bankia, Rodrigo
Rato, ancien ministre de l’économie dans le gouvernement Aznar et ex-directeur
général du Fonds monétaire international (FMI), n’a pas sauté par la fenêtre.
Quelle idée, quand on touche plus de 2 millions d’euros de salaire annuel !
Ainsi donc, le récit de la crise espagnole commence et
s’achève par une apologie de la corruption, une plaidoirie socialiste pour
l’appât du gain et un chat de couleur indéfinie, gros mangeur de souris.
Karl Marx disait que le capitalisme contenait les germes de sa propre destruction. Le
philosophe à barbe blanche pensait à l’Angleterre, mais, s’il prenait le soleil
aujourd’hui sur une plage de Marbella, avec le chat de Felipe González lui
mordillant les orteils, il se dirait peut-être que le capitalisme, en tant que
système d’exploitation créant de la plus-value, loin de s’autodétruire, s’est
régénéré en empruntant au marché son visage invisible, son corps insaisissable,
sa voracité prodigieuse. Et peut-être Marx prendrait-il son iPhone pour appeler
Friedrich Engels et lui dire : « Un spectre hante le monde. C’est le spectre du
monde dans lequel nous voulons vivre, le spectre d’une société possible à
laquelle nous voulons participer. »
Mais en attendant que le spectre se mette en marche, le chat maudit n’a pas fini
d’attraper les souris.
Luis Sepúlveda
Ecrivain chilien vivant en Espagne. Dernier ouvrage paru en français (avec Daniel
Mordzinski) : Dernières Nouvelles du Sud, Métailié, Paris, 2012.
L’Espagne saccagée par ses dirigeants.docx |